dimanche 16 août 2015

Le jour où je bosse avec un goût amer [ou les joies d'une assistante sociale en protection de l'enfance]



C'est l'histoire d'Alphonse*. 

« Bonjour Monsieur le Proc, je suis Melle Bulle, ASS en néonat et j’vous appelle pour le petit Alphonse (bien entendu, ce n’est pas son prénom … mais ça me fait tellement penser à la chanson …), il a un mois aujourd’hui et ça fait un mois qu’il est hospitalisé ici. Ses parents ne sont venus le voir que 6 fois, 10 minutes à peine à chaque fois. Oui, bien sûr qu’ils habitent à côté … »

Alphonse, 1 mois de vie, né à 1450g, issu d’une grossesse non désirée et peu suivie. Il commence fort dans la vie. Alphonse a un grand frère. Sa mère nous dira même qu’elle est « trop fusionnelle avec lui ». Vous comprendrez donc qu’elle ne peut pas le laisser pour venir voir cet autre enfant, ce bébé né trop tôt et qui les enquiquine à être hospitalisé. Non, elle ne peut le laisser à son père, et encore moins à une nourrice. Tu tenteras de ne te pas t’énerver quand tu l’entendras dire que de toute façon son bébé a les yeux fermés toute la journée et ne se rend pas compte qu’elle n’est pas là. Tu te contenteras juste de rapporter les faits, rien que les faits, au parquet des mineurs. Une heure de communication, avec un Proc qui note tout : que la maman n’a pas voulu le prendre dans ses bras, juste une fois ; que la seule fois où elle a donné le biberon, elle est partie en plein milieu … et qui t’annonce qu’il mandate l’Aide sociale à l’enfance pour une évaluation en urgence. 

Que les parents refusent d’ouvrir à l’ASE, que finalement, après un mandat, ils ouvrent mais ne montrent pas la chambre des enfants, et que ta collègue de secteur fait un rapport qui fait froid dans le dos, et qui laisse à penser que l’aîné est lui aussi en danger. Mais toi, ton job, c’est de protéger Alphonse. Alors, juste avant de partir pour une petite semaine en vacances avec un goût un amer en bouche, une boule à l’estomac et des pensées noires, tu vas voir Alphonse, pour lui expliquer tout ça. Tu lui expliques que pour le moment, ses parents ne sont pas en mesure de s’occuper de lui, mais qu’on va veiller ici à son bien-être et qu’il ira bientôt dans un endroit où il pourra recevoir ce dont tout bébé a besoin. Et là, il te sourit, et ouvre enfin les yeux, lui, le petit Alphonse, le petit bébé qui se fait oublier tant il est discret. Tu aperçois alors ses magnifiques yeux et tu ne peux t’empêcher de penser qu’il va faire battre les cœurs de toutes les filles, et ce dès la plus tendre enfance. 

A ton retour, Alphonse est toujours là. Rien n’a changé, si ce n’est que le Proc a ordonné un placement, et qu’aujourd’hui, Alphonse part en pouponnière. Alors, tu prépares tout pour son départ. Quand l’auxiliaire puéricultrice de la pouponnière arrive pour le chercher, tu découvres cependant que ce bébé n’a pas de vêtements. Ses parents n’en ont jamais apporté. Heureusement, l’auxiliaire en a prévu, et c’est dans un joli pyjama d’été qu’il est prêt à sortir … Sauf que voilà. Petit Alphonse, depuis le début, est tendu. Il a des problèmes de transit. Sans s’improviser psychiatre, nous avons toujours mis cela sur le fait de l’absence du lien mère-bébé. Ce jour-là, Alphonse n’a pas fait de selles depuis presque 24h.  Et, quoi de plus révélateur … quand, au moment du départ, Alphonse … se lâche ! Un caca-atomique, digne de ce nom ! La puéricultrice de l’unité galère, il est en flux continu ! On se marre, et même lui se marre. Il y en a partout, sur le lit, sur le body, et on arrive à court de compresse pour le nettoyer. Mais lui, il sourit. Il est soulagé. Il a un poids en moins … Et c’est tout sourire qu’il se laisse alors prendre dans les bras et embarquer à bord d’un cosy pour la pouponnière. 

C’est en louchant légèrement qu’il t’écoute lui expliquer ce qu’il va se passer, où il va aller et pourquoi … et c’est en gerbouillonnant qu’il te dira aurevoir à sa manière, libéré de tous ses maux. Et toi, une dernière fois, tu le fixeras droit dans les yeux, ses beaux yeux bleus, et tu espéreras (ou pas) qu’un jour ses parents auront un électrochoc … et feront tout, ou du moins quelque chose, pour récupérer le joli Alphonse aux yeux si bleus. 



* Prénom modifié pour conserver l'anonymat 

8 commentaires:

  1. eh, non, l'instinct maternel n'est pas inné. Il ne vient pas non plus instantanément dans le coeur des mères au moment de l'accouchement. Ce n'est ni automatique, ni systématique. Heureusement que toi et tes collègues êtes là pour intervenir lorsque le lien ne se créé pas et qu'il devient évident que ni la mère ni l'enfant ne seront heureux si on les laisse ensemble.

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  2. Je me suis investie avec émotion dans ce billet que tu as écrit magnifiquement.
    J'ai travaillé à la protection de l'enfance , et si la souffrance morale était souvent au rendez-vous , il y a eu aussi des instants de bonheur , des espoirs .
    Je souhaite à ce petit Alphonse beaucoup d'amour et de chaleur pour compenser, si l'on peut dire , son rejet.
    Belle soirée , bisous.

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  3. Ton récit m'a mis les larmes aux yeux. Merci à toi de partager ces moments d'émotion, tes joies et tes peines. Et bonne route au petit Alphonse pour sa nouvelle vie.

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  4. très poignants tes récits, ...ce ne doit pas être simple de ne pas s'attacher à ces enfants!...et de penser à autre chose en rentrant le soir chez soi! ....tu fais un beau métier!
    lorsque l'on évolue dans des milieux "favorisés", on a du mal à imaginer tout cette misère morale!
    bon courage à toi.

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  5. c'est dur à lire... car histoire vraie et c'est inimaginable pour moi... écoeurée

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  6. Ah, ça me rappelle mon 1er stage au Foyer de l'Enfance de la Gironde... juste avant Noël. Dur, très dur ! Je me suis toujours demandée comment ces enfants pourraient se reconstruire car malgré le fait qu'avec un peu de chance des parents adoptifs aimants leur donneront plein d'amour, ils n'oublieront jamais que leur maman biologique n'a pas voulu d'eux...

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  7. Cela fait de la peine
    C'est très dur

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  8. Oh, mon Dieu...!! Mais moi, je le prends tout de suite chez moi, ce petit Alphonse...!! Et je lui donnerai tout l'Amour qu'il n'a pas reçu et plus encore pour toute sa vie... Ah, si c'était si facile... Mais que va-t-il devenir ce petit être fragile et innocent? Ca fait trop mal, ton histoire... Tu as fait ce qu'il fallait, ce que tu pouvais... Mais pourquoi, pourquoi, est-il si difficile d'adopter un enfant à ceux qui désirent donner de l'amour alors que tant d'enfants en manquent??? C'est injuste! (ps: je suis l'heureuse et aimante maman de 7 enfants). Bises, Mme Bulle.

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