Quand on m’a appelé, j’ai d’abord râlé … C’était l’été 2015,
j’étais débordée, je remplaçais 2 collègues, en plus de mes services. J’ai dit
que je viendrais quand j’aurai 5 minutes. Ils ont patienté 3 heures.
Quand je suis arrivée dans sa chambre, ils étaient 3. Ils
étaient charmants. Je me suis détendue. Il y avait le patient, sa femme et un
de leurs amis. Ils étaient en France depuis moins d’un mois. Ils avaient tout
quitté dans leur pays. Leur pays en guerre, détruit sous les bombes et les
tirs. Là-bas, avant, ils avaient une vie. Une belle vie. Ils avaient bossé dur
toute leur vie pour faire vivre 5 commerces de proximité. Ils avaient construit
une jolie petite maison, pour leurs vieux jours, en espérant y recevoir leurs
petits enfants, nés en France car leur fils était venu travailler en France
depuis 10 ans. Mais tout est parti en fumée. Une vie entière détruite sous les
bombardements.
Leur déracinement prolongé a plongé l’épouse dans une
profonde dépression. Le patient, lui, a eu un lymphome. Très rapide, très
agressif. La veille, il allait encore bien, malgré la peine qu’il avait pour
son pays. Aujourd’hui, il est hospitalisé en urgence pour un diagnostic de
lymphome. Une belle merde.
Je les ai accompagnés, tout l’été, dans leurs démarches,
pour faire valoir leurs droits. Ils venaient me voir à chaque consultation, à
chaque chimiothérapie. Des visites de courtoisie, en quelque sorte. Avant de
parler de lui, il me demandait comment j’allais, si mon mari avait la santé, si
ça se passait bien dans mon travail, si j’étais heureuse. Et puis, on parlait
de lui, de sa femme, de son fils, de leur vie, là-bas, avant.
Il voulait que j’aille dans son pays, le jour où il n’y
aurait plus de guerre. Il espérait que son pays allait s’en sortir, et que les
beautés de son pays n’auraient pas trop souffert de cette guerre horrible,
barbare, absurde. Il avait toujours les larmes aux yeux.
Quand j’allais le voir dans sa chambre d’hôpital, il me
recevait toujours comme une reine. S’il avait pu, il m’aurait offert le thé. Je
sais que ça agaçait certaines infirmières, qui trouvaient son comportement
bizarre. Elles, elle m’énervaient. Toujours à juger, à commenter… Moi, j’aimais
bien rentrer dans sa chambre comme si je rentrais chez lui. Parce qu’au fond,
la chambre d’hôpital d’un patient, c’est sa sphère privée, son intime. C’est
une intrusion dans sa vie, quand on pénètre dans une chambre de malade.
Je l’ai croisé, deux ou trois jours après les attentats de
Paris. Il avait le regard triste. Sa femme m’a pris dans ses bras, elle
pleurait. Il a pris la parole, me disant qu’il ne comprenait plus ce monde. Il
m’a dit qu’il était désolé, il m’a demandé si j’allais continuer à m’occuper de
lui. Je lui ai souri, et je lui ai dit que ce n’était pas parce qu’il était
syrien qu’il était terroriste. Je lui ai dit que les terroristes n’avaient
aucune origine, aucune religion, si ce n’est celle de la barbarie. Je lui ai
dit qu’il ne devait pas avoir honte de ses origines, de qui il était. Je lui ai
dit qu’il était lui aussi victime de ce groupe d’extrémistes. Je lui ai dit que
ce qu’on venait de vivre, à Paris, lui l’avait vécu tous les jours pendant
presque 3 ans. Je lui ai dit qu’il ne devait pas s’en vouloir d’être toujours
en vie. Il a pris ma main, il a pris la main de sa femme, il a fermé les yeux
et nous sommes restés comme ça, immobiles et silencieux pendant … je ne saurais
dire combien de temps.
Le 1er décembre, avant de rentrer chez lui, il
est venu frapper à ma porte. Il portait un grand et large manteau, et cachait
quelque chose derrière son dos. Il est entré, m’a posé les questions
habituelles, comment j’allais, tout ci tout ça, puis, avec un immense sourire,
il m’a tendu un cadeau. Un calendrier de l’Avent Kinder. Il m’a priée de bien
vouloir l’accepter, en remerciement de ce que j’avais fait pour lui –
c’est-à-dire juste mon travail … -. C’est là que le concept du don et du
contre-don prend tout son sens. Alors j’ai accepté. Et tous les jours, j’ai
ouvert une petite case, mangé un chocolat et pensé à lui.
Et puis, un jour, tout a basculé. Alors qu’il était en
chambre stérile pour une autogreffe, avec laquelle il pouvait avoir l’espoir
d’une rémission complète … Il a eu la grippe. Un départ en réanimation
précipité, mais qu’on pensait court, l’histoire d’un weekend, ou de trois,
quatre jours. Mais les jours en réanimation se sont prolongés, une semaine,
deux semaines, un mois. Sa femme était dans tous ses états. Elle n’arrivait pas
non plus à admettre l’inacceptable : elle avait la grippe et ne s’était
pas assez bien protégé en venant le voir dans sa chambre stérile. Cette fois,
ce fut auprès d’elle que je suis intervenue. Pour qu’elle soit prise en charge,
psychologiquement. Pour qu’elle accepte, se pardonne … C’est à ce même moment
que des soucis administratifs ce sont à nouveau mis sur leur chemin, mon
patient toujours en réanimation, sa femme incapable de faire la moindre
démarche tant elle était sous le choc. Alors, j’ai fait pour eux.
Et puis, un jour, tout s’est arrêté. Il aura survécu à la
guerre dans son pays. Il aura survécu, finalement, à son lymphome. Ce sera une
putain de simple grippe qui l’aura amené loin, ailleurs … loin de sa femme, son
fils et leurs petits-enfants. Quand il est mort, j’ai eu mal. J’ai eu moi
aussi, envie de crier. Je me suis accrochée à mes souvenirs, à son sourire et
sa gentillesse. Et désormais, à chaque fois que je mange un Kinder, je pense à
lui.
J'ai fini de lire, des larmes plein les yeux. Quelle tristesse ! On ne se rend pas assez compte de tout ce que doivent subir ces pauvres gens déracinés...et quand en plus la maladie s'en mêle...
RépondreSupprimerTrès bien écrit ton récit, leur souffrance et leur gentillesse y sont mises en valeur.
j'aime toujours autant ta façon d'écrire, de retranscrire les faits, les sentiments, tu as un don réel.
RépondreSupprimerje suis très touchée par cette histoire...triste destin, punaise de vie!
J'ai encore les larmes aux yeux de ton témoignage... Merci pour ce partage.
RépondreSupprimerTrès beau récit, émouvant !
RépondreSupprimerUn récit bouleversant, un magnifique témoignage...Merci de ce partage
RépondreSupprimerQuelle histoire, c'est bouleversant. Les Kinder n'auront décidément plus jamais le même goût pour toi.
RépondreSupprimerJe suis touchée par ce témoignage et cette histoire si poignante
RépondreSupprimerBravo, beau billet
Oui, moi aussi j'ai les larmes aux yeux. Cette histoire est bouleversante. Ca fait mal. Très mal. Je t'admire. Ton métier est difficile, mais tu ne peux pas savoir combien grande sera ta récompense!! Tu as un mérite extraordinaire pour la façon dont tu te tournes vers les autres, la façon dont tu leur tends la main et dont tu leur prêtes l'oreille. Tu es une fille formidable! Courage. Nous avons besoin de personnes comme toi dans ce monde devenu fou. Bisous.
RépondreSupprimerDis-moi, où en est le projet de ton livre??? Est-ce un roman ou bien une sorte de compilation de tout ce que tu as pu vivre dans ton métier...??? Il y aurait là matière à écrire un bouquin pour faire réfléchir...
RépondreSupprimerencore une histoire triste émanant de ton travail... je crois que j'y penserais à cette histoire en ouvrant un kinder!
RépondreSupprimerTu m'as émue. Je suis triste pour lui et sa famille.
RépondreSupprimerIl y a des métiers comme le tien qui sont difficiles, mais qui sont précieux. Parfois, je voudrais qu'on laisse le temps d'une journée ta place à tous ces étroits d'esprit pour qu'il se recentre sur l'essentiel et ouvre leur coeur.
RépondreSupprimerCette histoire, il faut que tu la conserves précieusement dans ta mémoire.