vendredi 18 décembre 2015

Le jour où j'ai rencontré une grande dame.



Elle s'appelle, s'appelait, peut-être, Madame D. Un nom simple, pour une multitude de prénoms. Quatre prénoms. Elle y tenait, et dans l'ordre. Je l'ai appris parce que moi, je n'y avais pas prêté importance, quand j'avais rempli, à la hâte, son dossier de demande d'admission en EHPAD (anciennement appelé ... maison de retraite). Je n'avais mis que le premier prénom. Elle m'a vite rappelé à l'ordre. 
Madame D, c'est une ancienne proviseure d'un lycée privé lyonnais. Sans tomber dans le stéréotype, la caricature, il faut avouer que son ancien métier a encore une influence sur elle. Je ne saurai le décrire, mais on sent que c'est une ancienne prof. Elle est appliquée. Malgré son âge avancé, malgré une maladie qui l'épuise, elle tient à rester alerte, à faire elle-même sa paperasse. Quelle leçon pour moi ! Moi qui avais pris la mauvaise habitude, la mauvaise pratique professionnelle, de faire de manière automatique les dossiers pour et à la place du patient (et de sa famille). Pour une fois, je me suis retrouvée face à une dame qui n'a pas voulu lâcher prise. Et si elle a apprécié que j'écrive pour elle, elle a tenu à lire dans l'intégralité son dossier. J'ai trouvé ça bien. Très bien. Depuis, quand je rencontre d'autres Madame D, je pense à elle, et je demande alors toujours au patient s'il veut remplir seul son dossier, ou que je l'aide. 
Madame D., elle avait toujours des questions claires et précises, quant à sa future vie. Une vie qu'elle savait malheureusement sur la fin. La maladie l'avait rattrapé. Veuve depuis une dizaine d'année, la maladie est entrée dans sa vie sans prévenir et de façon silencieuse, tellement silencieuse, que quand elle s'en est aperçu, il était presque trop tard. Les médecins ont pris la décision de faire uniquement de la chimio palliative. Lui éviter la douleur. Partir dans la dignité. 
Madame D. vivait donc seule, ou pas tout à fait. Elle s'occupait de l'un de ses fils. Fils qui, forcément, vis à vis de l'âge de Madame D., n'était plus tout jeune non plus, et handicapé de naissance.  Alors ça l'a préoccupé, quand le médecin lui a annoncé qu'elle ne pouvait plus vivre dans sa maison. Une maison trop grande, mal agencée, mal équipée, pas adaptée. La maison de sa vie, qu'elle avait construite au fil des années avec son défunt et regretté mari, qui avait vu grandir ses 4 enfants, ses 11 petits enfants ... Elle allait devoir tout quitter. Pas de retour possible, si ce n'est une permission, pour dire "aurevoir" et prendre quelques affaires. 
Par chance, Madame D. a suffisamment les moyens pour se payer un établissement, car rappelons le, ça coûte entre 2500 et 3000€ par mois, une maison de retraite. Quand je lui ai posé la question, elle m'a dit avoir quelques petites économies. Quand on a monté le dossier ensemble, j'ai souri : elle payait l'impôt sur la fortune. 
Madame D. était quelqu'un de respectueux, de simple, de droit. L'argent, elle l'avait, mais ce n'était que secondaire. Elle avait une générosité, une ouverture d'esprit. Elle était lucide. Elle savait ce qu'elle voulait et ne voulait pas. Elle a pu dire NON à son fils, qui brassait de l'air pour trouver une autre maison de retraite que celle que j'avais trouvé. Sa façon à lui de retenir encore un peu sa mère, de ne pas prendre conscience, de ne pas accepter, que cette maison serait sa dernière demeure, et que dans 1 ou 6 mois, 1 an tout au plus, Madame D, sa mère, ne serait plus de ce monde. Elle a pu le verbaliser.
Elle et moi, pendant 3 semaines d'hospitalisation, peut-être 4, nous avons tissé un lien. Je passais la voir tous les jours, souvent pour rien. Enfin si, juste le plaisir d'échanger quelques mots avec elle. Elle me parlait alors de Lyon, à l'époque où elle était proviseure. Elle me parlait de ses enfants et de sa maison. De sa femme de ménage, malade elle aussi. Elle évoquait sa future maison : et de quelle couleur seront les murs ? Est-ce que la nourriture est bonne ? Pourrais-je sortir me promener ? Moi aussi, au fil du temps, je lui ai parlé. Pas beaucoup de moi, mais de mon métier, de mes rencontres. On a échangé des sourires. Je lui ai rendu des services. J'ai été ses mains, pour écrire une ou deux lettres quand elle n'avait plus la force. J'ai été ses yeux pour lui lire son courrier. J'ai été ses bras pour lui apporter son sac à main, ses papiers administratifs rangés dans son armoire d'hôpital. J'ai été des sourires, pour lui donner un peu de chaleur, les jours où la douleur était si intense qu'elle en grimaçait. 
Et puis, elle est partie pour sa nouvelle vie. Elle était contente, elle retournait dans le même quartier que là où elle avait enseigné et géré son lycée pendant des années. Je ne suis pas sûre que son état de santé lui permette de voir beaucoup du "paysage", mais c'était important pour elle d'aller dans une maison dont elle connaissait l'environnement. 
Je lui ai dit aurevoir. Ça sonnait comme un adieu. Elle ne devait pas revenir à l'hôpital, sauf aggravation. Sa fin de sa vie venait d'être enclenchée. Un compte à rebours. Qu'on ne peut plus arrêter. Je lui ai adressé un dernier sourire, et lui ai souhaité une bonne installation. Elle m'a saluée, m'a remerciée, et m'a dit à bientôt ... 

A bientôt Madame D. ... 

6 commentaires:

  1. hallucinant le prix des maisons de retraite!
    Une jolie histoire que tu nous raconte en tout cas!

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  2. C'est une belle histoire... une rencontre de celles qui marquent et dont on se souvient toute la vie.

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  3. P.S. Ton article me fait penser à ceux de Baptiste Beaulieu sur son blog Alors Voilà ! Tu connais ?

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  4. Merci pour tes textes, merci pour le partage de ces moments privilégiés, j'ai toujours grand plaisir à te lire.

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  5. tes mots plein de tendresse m'ont fait imaginer la vie de cette femme. Tu as eu de la chance de la rencontrer,on voit qu'elle a marqué ta vie

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  6. Merci, merci beaucoup pour cet article merveilleux! Je le rajoute à ma liste de témoignage... ;) C'est un récit très émouvant et plein de dignité. Tu fais un métier formidable!! :) Merci encore et n'hésite pas à nous raconter beaucoup d'autres expériences que tu as connu dans ton travail: c'est vraiment passionnant! Bisous.

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