vendredi 3 février 2017

Le jour où sa vie a basculé

Je l'ai connu tout début janvier, pour la fameuse "Bonne Année". C'est toujours étrange, les débuts d'année à l'hôpital. On rencontre nos patients, anciens, nouveaux, et on leur souhaite nos bons voeux. De santé surtout. Pour certains, on sait que malheureusement, cette année risque d'être leur dernière. 
Pour Monsieur Joyeux, je ne m'en doutais pas. Mais très vite, j'ai été prise d'affection pour lui. Père de famille de 3 jeunes enfants, il avait été hospitalisé le 31 décembre. On a très vite lié une relation de confiance, essentiel dans mon métier. 
Monsieur Joyeux était cadre dans une grande entreprise. Sa DRH a été au top, très humaine et compréhensive, on a travaillé ensemble. 
Monsieur Joyeux avait une maladie très agressive, qui lui a également paralysé les jambes. On a donc très vite parlé dossier handicap ... des mots horribles à entendre pour un père de famille de 45 ans, qui était plein de projets autre que celui de passer les 6 prochains mois à l'hôpital ou dans un centre de rééducation. Mais malheureusement, c'est ce qu'il s'est passé. Monsieur Joyeux n'a pas quitté le milieu hospitalier avant fin août. Il a enchaîné les grosses chimios et de lourdes séances de rééducation. 
On s'est battu, lui et moi, pour sa situation ... Parce que financièrement, malgré les indemnités journalières et sa prévoyance, il a perdu des ressources. Sa femme ne travaillait pas. D'ailleurs, il se faisait du souci pour elle et leurs enfants. Il était le père de famille, celui qui dirigeait tout. Et même de l'hôpital, il continuait à tout diriger. 
Et puis, il a eu sa première permission, où il a pu rentrer chez lui le weekend, pour être auprès de sa famille. L'appartement a été aménagé pour lui permettre de se déplacer en fauteuil. On a aussi beaucoup travaillé avec les enfants, pour qu'ils comprennent et acceptent la maladie de leur papa. On a fait du bon boulot. Et Monsieur Joyeux était non seulement en rémission complète, mais aussi sur le point de retrouver l'usage de ses jambes. 
Quand je suis revenue de mes congés d'été, début septembre, j'ai vu qu'il était de retour chez nous. Je me suis dit "sûrement une cure de consolidation". Mais très vite, j'ai appris qu'il rechutait. Il rechutait méchamment. Et c'est allé très vite. Trop vite. 
Alors, on s'est dépêché. J'ai tout fait pour le tranquilliser, pour qu'il puisse partir sereinement. Sa femme ne parlait pas français, était dépassée par tous les événements et n'arrivait pas à gérer les 3 enfants. On a mis en place une TISF (technicienne d'intervention sociale et familiale) qui a pu recadrer des choses à la maison et aider cette maman complètement démunie, en plus d'être sous le choc de l'annonce de la rechute de son mari. J'ai rencontré ses enfants, on a beaucoup parlé. Avec la grande de 12 ans qui prenait le rôle de l'adulte et devait se préserver. Avec le petit de 3 ans, qui était ultra fusionnel avec sa maman et l'empêchait de faire un pas sans lui. Avec celle de 8 ans, en colère et qui n'en faisait donc qu'à sa tête, testant les limites. J'ai eu le coeur serré. J'ai eu envie de pleurer. 
On a aussi travaillé avec l'assistante sociale de secteur, celle qui prendrait mon relais quand Monsieur ne serait plus ... et qui aura alors la charge d'accompagner cette famille, cette mère seule avec 3 enfants et se retrouvant du jour au lendemain sans ressources. Monsieur Joyeux était soulagé de voir tout se mettre en place pour sa femme et ses enfants. 
Monsieur Joyeux était de plus en plus fatigué. Lui qui tenait à toujours faire les choses lui-même, avec juste mon aval pour confirmation, m'a tout laissé faire. Il s'est laissé porter, pouvant dire "je compte les jours". 
Il a pu rentrer à la maison pour les vacances de la Toussaint. Il était heureux et anxieux à la fois. Il a fait promettre au médecin de le ré-hospitaliser si jamais ça se passait mal. Il ne voulait pas mourir à la maison. Et c'est ce qu'il s'est passé. Monsieur Joyeux est revenu dans notre service juste après les vacances. Il n'a pas eu le temps d'aller en soins palliatifs, il est mort avec nous, début novembre, laissant un grand vide que ce soit dans le coeur de sa famille que dans notre service. 
J'ai accompagné Monsieur Joyeux pendant 11 mois. 11 mois passés quasiment exclusivement à l'hôpital. En 11 mois, il a marqué ma vie, je me souviendrais de lui, il fait parti des gens que l'on accompagne et ne nous quitte jamais. 
Je me souviendrais son visage, son sourire, sa voix, sa morale, sa force de vie et son calme et son acceptation face à la mort. Je me souviendrais de ses enfants, des tornades, le sourire aux lèvres et pourtant le cœur meurtri. 2016 a vu une nouvelle étoile briller dans le ciel. 


10 commentaires:

  1. Je pleure comme une enfant en te lisant.
    Quelle belle manière de rendre hommage à ce papa courage, quelle belle manière aussi de parler de ton métier, essentiel, ainsi que de tous les partenaires de terrain présents pour faciliter le quotidien des plus fragiles, qu'elle que soit leur situation.
    Merci à toi de partager ta réalité.
    Quand je pense que certains ne croient pas à la solidarité et en fond de l'assistanat "de base". Ces mains tendues, ces dispositifs, ces aides, ces professionnels sont juste essentiels...

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  2. Plein de pensées pour cette famille, et pour toi ... ce n'est pas facile ce genre d'accompagnement ...

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  3. Ce que tu écris bien, on vit la situation de ce monsieur, toi au coeur de cette famille avec ton aide précieuse
    Ce Monsieur aura eu au moins la chance d'avoir été bien entouré dans ces derniers moments....que c'est triste!

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  4. Quel beau témoignage ! Quelle tristesse aussi pour ce Monsieur pari bien trop tôt et pour sa famille. Bravo à toi de faire un si beau métier et d'essayer de trouver des solutions dans des cas ainsi désespérés, il n'empêche que ça ne doit pas être facile, tu dois avoir du mal à vivre ta vie sans penser à eux...

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  5. Que c'est triste, et quel beau texte... :'-(

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  6. Merci de partager avec nous tout ça, de parler de ton métier. Ce texte est très beau, c'est un magnifique hommage à ce monsieur, et quel joli surnom que "Monsieur Joyeux" ! Grâce à toi, on aura pu le "connaitre" un peu, et avoir une pensée pour lui ! :-)

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  7. Tu es merveilleuse ! J'aurais aime te rencontrer quand j'étais petite fille. Moi j'ai connu une assistante sociale revêche qui n'avait pas de coeur.
    Bon courage à toi et ce monsieur Joyeux a eu la chance de te rencontrer avant de partir. Je t'embrasse

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  8. alala,c'est poignant cette histoire...

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  9. Rho la la... J'allais écrire "tu es merveilleuse", et je vois que le commentaire qui est au dessus du mien débute de la même façon. Donc, je l'écris quand même, au risque de manquer d'originalité, mais parce que, sincèrement, c'est ce qui me vient à l'esprit. Ce n'est pas un métier que tu exerces, c'est une passion, et tu dois transmettre tant de choses à ceux que tu aides! Donc, je l'affirme, tu es merveilleuse! :-)

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